A propos de Messe à l'usage des vieillards
Musiques électroacoustiques, quelques enregistrements récents. Revue & Corrigée n°15. Nota Bene. Grenoble. Décembre 1993.
in CD Messe à l'usage des vieillards | Bocalises | Suite bleue | Messe à l'usage des vieillards.
Texte rédigé en janvier 1993
C’est la Messe à l’usage des vieillards qui a décidé Martin Kaltenecker, directeur de la collection Una Corda chez Accord, à me proposer de figurer aux côtés de compositeurs tels que Lachenmann, Murail, Dusapin, Huber, Holliger, Pesson, Kagel, Grisey, Sciarrino, Donatoni, etc. Ce fût pour moi une surprise, car rares sont les œuvres acousmatiques produites en dehors des collections spécialisées (Ina-GRM, GMVL, Metamkine, etc.). Lorsqu’il me demanda quelles autres œuvres pourraient figurer dans ce CD, je lui laissai choisir parmi mes 22 opus acousmatiques. C’est ainsi que se côtoient ma première pièce d’envergure, Bocalises (petite suite, op 7) de 1977 qui m’a valu, à l’époque, d’être remarqué mais qui a, par la suite, masqué le reste de ma production aux oreilles de ceux qui me préféraient bien sage et bien appliqué ! C’était bien mal me connaître que de réduire mon travail à un exercice de style, certes brillant (une suite de variations très colorées et virtuoses qui utilise à fond les ressources d’un matériau, le bocal de confiture de grand-mère) mais qui risquait de donner une image simpliste et fausse de mon engagement dans la composition.
C’est en 1983 que je composai la Suite bleue (op. 27, primitivement appelée Deuxième suite). Et c’est avec cette pièce que j’ai commencé à remettre en question plus radicalement ma manière de faire, à superposer des niveaux d’écoute multiples, à jouer sur le sens des sons, à dire plus directement les émotions, ce que je faisais pourtant déjà dans mes compositions instrumentales. Aussi, en essayant d’échapper à mon style habituel, je m’étais mis dans une situation difficile car je ne me reconnaissais que peu dans ce que j’étais en train de produire. Je me sentais à la fois extérieur à mon propre travail et à la fois très impliqué dans l’effort que provoquait une telle décision. Je considère encore maintenant la Suite bleue comme une œuvre à part, première tentative de déstabilisation de mon apprentissage pour échapper aux pièges du "métier", pour tester mes facultés d’adaptation à un univers qui ne m’était pas coutumier, pour tester la fragilité, le risque.
Un an après la Messe à l’usage des enfants, je réalisai la Messe à l’usage des vieillards (op. 46, 1987). Dix ans se sont écoulés depuis Bocalises ! Je travaille ici en plein dans l’émotionnel, les sons évocateurs, le sens, etc. mêlés aux habituels paramètres de la musique (profils mélodiques, rythmiques, jeux d’espaces, de timbre harmoniques, de structure…). Ici Thomas Brando et moi donnons la parole aux vieillards, les oubliés de cette société et aussi de la création musicale. C’est ce que permet l’art acousmatique que de faire entendre des sons, des voix qui ne peuvent habituellement pas accéder à la scène des musiques instrumentales. Etre compositeur n’est pas, pour moi, dire ce que je suis et ce que je vis, c’est plutôt observer le monde et le décrire comme je le vois pour provoquer des prises de conscience, des remises en question. En reflétant cette société et les pensées et regrets des vieux, en parlant du désespoir, j’aiderai mieux mes contemporains qu’en les berçant d’illusions dans un espoir mensonger par essence puisque l’espoir engendre la croyance et que la croyance empêche l’expérience, c’est à dire la vie.
Dans certains pays les créateurs sont bâillonnés, emprisonnés ; je suis créateur aussi, cela pourrait m’arriver et ne peux donc pas n’y pas penser dans mon travail. [Denis Dufour]